mercredi 25 juin 2014

De novembre à décembre 2013, l'aventure a continué à Besançon, dans les maisons de quartier de Battant, de Planoise et de Montrapon. Au contraire d'Alger, je ne me suis occupée d'aucune communication de presse ou autre. Mon activité s'est concentrée sur la part qui était la mienne, l'animation des Ateliers, à partir de dessins de Stéphane Lacombe et de mes propositions d'écriture (à l'exception de deux), en liaison étroite avec la thématique du projet [initié par la Compagnie des Trois Sœurs « Femmes ici ou ailleurs », soutenu et financé dans le cadre d’un CUCS par la Drac et la Ville de Besançon, avec le soutien du Conseil Général du Doubs, de l'Institut Français d'Alger et l'Ambassade de France à Alger].
Expérience également passionnante où j'ai encore appris sur le métier et confirmé mon goût, mon intérêt des autres, en situation d'atelier. Que des personnes, aux parcours et aux tempéraments différents, se réunissent, s'apprivoisent, partagent un moment d'écriture et d'écoute ne cessera de m'étonner et de me réjouir. Sur ce point, je ne serai jamais blasée.
Tout animateur d'atelier d'écriture, sait, dès les premières années, qu'il n'y a rien de moins statique qu'un Atelier, rien de plus surprenant, de plus productif. D'une séance à une autre, à l'écoute des textes des unes et des autres, suivant les débats après lecture, des sujets de réflexion, des idées d'écriture pointaient, tels de vifs bourgeons de printemps.
Par exemple, l'Atelier d'Alger, ses enseignements, m'ont permis de poser la question de l'intime, de l'intimité dès la première séance à Besançon. Et si l'hypothèse est l'universalité des sentiments et des mots/maux qu'ils entraînent, il reste qu'il y a des facteurs, des conditions qui ne se vivent pas de manière identique, selon les sociétés. Des propositions d'écriture se sont imposées, nées dans la passion, la gravité d'une discussion. « Pour qui sont les rues ?» a été une proposition d'écriture formulée à Alger... La réponse des écritures a bien montré que la relation des femmes à l'espace, au dehors, n'était pas sans incidence sur leur relation aux hommes, quelle que fût la gamme du sentiment. Autrement dit, on peut venir avec une batterie de propositions d'écriture préparées à l'avance, on peut avoir réfléchi sur telle ou telle problématique (ou ne pas avoir réfléchi), l'animation d'une séance, les textes écrits, les propos échangés, vous surprennent, vous désignent des sentiers que vous n'aviez pas songé prendre, vous rappellent que votre analyse propre ne saurait se suffire à elle-même.
La somme de réflexions induites par ces ateliers, la façon dont je les ai vécus, je les laisse pour un petit livre que je suis en train d'écrire portant sur mon parcours d'animatrice d'ateliers d'écriture en milieu universitaire, scolaire, hospitalier et psychiatrique, associatif et artistique. Au bout d'une quinzaine d'années de pratique, en contact avec des publics différents, j'ai eu envie de faire une pause réflexive. De revenir à mes carnets de bord où j'ai noté, au long des séances, impressions, questions, phrases saisies au vol; mais également aux plaquettes réunissant les textes produits lors des ateliers.
Les rouvrant, les feuilletant, les relisant, je suis surprise, émue, par la qualité et la finesse de certains écrits. Des visages me reviennent. Entre autres, celui d'André qui a tiré sa révérence, volontairement, un certain mois de juillet. Il me reste sa voix, ce texte qu'il avait écrit en réponse à une proposition d'écriture : La nostalgie.
Nous travaillions sur la mémoire. C'était l'année 2003, à l'Université Ouverte de Besançon. Voici :
«Pour réfléchir sur le mot nostalgie, il est bon, je crois, de le frotter à celui de regret. Les deux expriment la fulgurance du passé dans le présent. Notons que le deuxième a son verbe : regretter; le premier n'en a pas. Créons le néologisme «nostalgiser». D'autre part, on peut avoir, contrairement à la nostalgie, le regret d'un fait qui ne s'est pas produit : j'ai le regret de ne pas être entré dans la résistance. Mais la principale différence n'est pas là. Un regret déboule du passé avec dépit et amertume. Une nostalgie est un regret bonifié, enjolivé, sublimé par le temps. Ce dernier a laissé sa patine. Regret est un mot négatif . On conçoit mal une radio s'appeler "Radio-Regret". Alors que "Radio-Nostalgie" existe. Comme on dit maintenant, le concept est porteur. Quand on éprouve de la nostalgie, on ne repart pas directement dans le passé sans bagages. On y amène sa mélancolie, sentiment suave, son humour, sa dérision. On peut avoir la nostalgie des années 70 sans penser que l'on puisse changer le monde avec des cheveux longs, des longues robes à fleurs et des moutons. On sait que ces années ont surtout connu le couvercle du «système» personnifié par Pompidou et Giscard. N'empêche que la nostalgie de cette décennie est bien là et que la mode actuelle s'en empare. La nostalgie est donc le regret à visage humain, sa volupté, j'oserais dire sa transcendance.
Pour ma part, je «nostalgise» les matchs de foot que nous faisions entre gamins, sans arbitre, sans hors-jeu et sans même un nombre égal de joueurs entre les deux équipes. Cela ne m'empêche pas de détester aujourd'hui le sport. Je crois que pour être nostalgique, il faut savoir faire ce petit pas de côté, et se trouver un petit hors jeu du trafic d'enfer actuel des hommes et des choses. Celui qui est totalement imprégné par son métier ou ses amours n'est, peut-être, pas capable de nostalgie. Il ne sait pas ce qu'il perd. La nostalgie est un sentiment voluptueux. Ne le perdons pas pour ne pas connaître la nostalgie de la nostalgie.»

Animer des Ateliers d'écriture est une leçon de vie. On y apprend à être un plus réceptif aux autres, à leur présence, à leur parole, à leur épaisseur, à leurs spécificités. On y apprend à être moins obsédé de soi, ramené à la diversité des situations humaines.
Pour revenir aux Ateliers de Besançon, j'affirmerai ceci : j'ai admiré celles qui ont été régulièrement au rendez-vous, ont joué le jeu du silence, du recueillement et de l'écoute. J'ai admiré celles qui n'avaient jamais écrit auparavant – hormis des rapports administratifs – et qui ont déroulé le fil de leur verbe personnel, se découvrant une capacité à dire, à écrire qu'elles ne se soupçonnaient pas. J'ai admiré celles qui ont puisé dans le vivier de leurs joies et de leurs souffrances pour écrire la beauté blessante de l'amour et son attente renouvelée, avec simplicité et talent. J'ai enfin admiré les quelques-unes qui ne sont pas restées et qui ont pris soin de m'en écrire les raisons, me renvoyant à la modestie et au respect.
L'accomplissement d'un atelier tient à la responsabilité de l'animation. Animation qui se renforce, s'enrichit de l'adhésion, de l'attention, de la réactivité des participants. Réciprocité nécessaire, sans laquelle un Atelier d'écriture a peu de chance de durer et d'aboutir.
Il me reste le souvenir d'une belle étape, les messages chaleureux et d'encouragement que j'ai reçus (que je reçois encore, au détour d'une rencontre, d'un e-mail) au lendemain de ma dernière séance. Ils n'ont pas bougé de ma messagerie G-mail. Un jour, je les mettrai dans mon carnet d'or! Chaque message correspond à un visage précis.

A tous ces visages approchés, à leurs voix, à leurs mots offerts, je souhaite la métamorphose attendue, l'aboutissement. En d'autre termes, la réalisation d'un spectacle, construit avec les écrits émouvants de femmes d'Alger et de femmes de Besançon, se déplaçant sur les scènes d'Algérie et les scènes de France.