Bla
cinima
Réalisateur/scénariste :
Lamine Ammar Khodja
Image :
Sylvie Petit
Son :
Lamine Ammar Khodja
Montage :
Francine Lemaître
Production :
The Kingdom
Année :
2014
Le
Festival Lumières d'Afrique de Besançon, 15ème Festival des
Cinémas d'Afrique de Besançon, 7 au 14 novembre 2015, a retenu dans
sa programmation le film documentaire Bla cinima que
je suis allée voir au Petit Kursaal.
On
peut lire sur maints sites de programmation cinématographique ou de
revues l'argument du film. Ou écouter le cinéaste sur dailymotion.
Je n'y reviendrai pas.
Les
lignes qui suivent sont mon Carnet
de spectatrice : notes et impressions.
Bla :
signifie
en arabe dialectal sans.
Bla
cinima :
sans cinéma, indiquant le lieu, l'expression artistique qu'est le
cinéma. Cela pourrait aussi signifier : sans fioritures. Une
réalité transmise telle quelle, « sans cinéma ».
Il
est question de cinéma, d'une salle de cinéma rénovée, le Sierra
Maestra, à Alger-centre, dans un quartier encore désigné dans la
langue orale de son ancien nom : Meissonier. Cela devient à
travers les visages et les dits des uns et des autres autre
chose.
Cet autre chose, là où se condense un plus, un supplément d'âme
qui fait qu'un film vous retient.
La
lumière. Les couleurs. La placette. Les bruissements. Les gens. Des
propos. Les visages. Leur densité. Et tout d'un coup, l'émotion
affleure, vous prend à la gorge et au cœur.
Visage
de cette jeune fille de 18 ans qui décline précisément son âge
(année, mois et jours), exprimant une relation très lourde au temps
comme si elle vivait depuis fort longtemps – et me traversent les
mots du poète : « J'ai
plus de souvenirs que si j'avais mille ans »
-. Elle parle. Son rêve immédiat est de se marier et je devine sans
me tromper que ce rêve exprime le manque où elle se trouve :
pas de maison, études arrêtées. Désir de stabilité et de
sécurité que donne la stabilité. Elle parle et ses mots prennent
des ailes. Elle rêve d'Italie, plus exactement de Venise, là où
les maisons sont des bateaux. De Rome. D'Amérique. Inscrit sur je ne
sais plus quel support, la caméra saisit quelques secondes « amer »
du mot Amérique. Je n'y avais jamais fait attention. La France ne
lui donne pas envie. « La France est sortie de mon cœur ».
Depuis Sarkozy, ajoute-t-elle. Elle se tait. La caméra s'arrête sur
son visage délicat, aux traits purs de la jeunesse.
Un
vieil homme, impeccablement habillé, inoubliable. Anciennement
ingénieur des mines. Au bout du parcours : une retraite très
modeste et qui n'a pas de logement. Ce n'est pas lui qui l'affirme
mais quelqu'un d'autre. « Je ne me plains pas ». Cet
homme-là a conservé un profond attachement à la patrie. Il
explique qui était Meissonier.
Un jeune père de famille a des mots étourdissants sur
l'impossibilité de se loger. Sa femme, ses petites filles et
lui-même n'ont pas de logement. Se loger est un rêve qui se ravive
lorsque dans la rue il lève les yeux et aperçoit une fenêtre à
travers laquelle brille une lumière. Malgré tout, la verve
algérienne. Évoquant le quartier de son enfance, sa vaste famille,
il a cette expression : « On nous appelait la famille Ewing »
Des
personnages. Cette femme habitée par le Djinn s'exprime
volontiers et complaisamment sur l'emprise de celui-ci sur sa tête,
son corps, son existence. Un jeune, sourire aux lèvres, s'adresse à
l'équipe : « Qui êtes-vous ? Vous avez le look Arte !».
Cet autre dit au cinéaste : « Cela se voit que tu n'es
pas d'ici ». Cette dame, la quarantaine, fait part de son goût
des séries turques ponctuant ses après-midis. Dès 13 heures, elle
sera chez-elle et n'en sortira plus. Avant, c'étaient les séries
égyptiennes. Désormais, elle sont battues en brèche par les
turques ! Cet autre vieil homme affirme avec une note d'humour
et d'ironie que les vieux s'en sortent plus ou moins... Son
inquiétude, son tourment, ce sont les jeunes, fragilisés par le
chômage, la précarité, le manque de perspectives.
Certains
visages sont marqués par la pauvreté de leur milieu. Ce jeune
vendeur au visage d’amertume à qui on vient de saisir sa
marchandise qu'il s'apprêtait à vendre sur la placette. Il n'avait
sans doute pas le droit. Mais que faire ? Comment vivre,
survivre ? Le vieux vendeur de menthe fraîche ne dit mot ;
silencieux, il s'active à ramasser des « brindilles » de
menthe séchée pour ne pas salir.
J'ai
vu ce film et je sais encore un fois pourquoi un jour je suis tombée
amoureuse du genre documentaire. Ce genre qui, à travers un point de
vue, vous rend une réalité perceptible, vive – comme l'on dirait
aussi d'une blessure - , sur laquelle le regard s'arrête, au bord de
laquelle le cœur bat un peu plus vite et vous rend des gens, leurs
visages d'hommes, de femmes, d'enfants, leurs mots, au moins
intéressants, suscitant le questionnement.
Un
bout d'Alger. Une placette lumineuse. La proximité d'une salle de
cinéma. A quoi sert-elle ? Pour qui est-elle ? Des anciens
disent leur regret, leur nostalgie du temps où plusieurs salles de
cinéma existaient à Alger. Des jeunes hommes, trentenaires, se
veulent sérieux, moralisateurs : « le cinéma doit être
ceci, cela... », appelant à la rescousse la propreté
–
du comportement, des mœurs - et la religion.
Des
visages et des mots. Qui racontent le sentiment d'étroitesse et
d'étouffement des êtres. Leurs insuffisances et leurs
contradictions. La pleine perception de l'injustice et de l'inégalité
dans la société. Des êtres mélancoliques, en attente.
La
petite fille et son sourire qui aime les films d'horreur serait-elle
une espérance ? Je voudrais le croire. Des visages et des mots
qui s'imposent d'eux-mêmes, riches de résonance et de
significations pour donner envie d'en faire un film.
Une
caméra sensible. La présence du réalisateur, Lamine Ammar Khodja,
dans son film, posant des questions, relançant, écoutant, une
présence respectueuse. Un montage efficace. L'ensemble : un
film qui ne laisse pas indifférent, aucunement.
J'ai
aimé ce film, sans doute parce que j'aime les gens, les gens
supposés ordinaires, véritables thermomètres de l'état d'une
société, d'un pays. Il se trouve que c'est l'Algérie. Je suis
toujours touchée par la générosité des gens, dans leur façon de
se donner, de s'exprimer tels qu'ils sont, le temps d'une rencontre,
d'une conversation, dans une société où la réserve, la méfiance,
la fermeture n'y sont pas des données rares.
Et
l'on s'en va, le cœur empoigné, en pensant à tous ces visages, à
leurs voix, à leurs paroles, avec ces questions : Que
font-ils ? Que deviennent-ils ? Que vont-ils devenir ?