lundi 14 novembre 2016

Des femmes et leurs paroles


Mon carnet de spectatrice, notes et impressions, à propos du film documentaire :

H'na barra/Nous, dehors, 53 mns, 2014

de Meriem Achour Bouakkaz et de Bahïa Bencheikh-Elfeggoune

Image : Jean-Marie Delorme
Son : Antoine Morin, Moncef Taleb
Montage : Nadia Benrachid, Pascal Cardeilac
Production/Diffusion : Allers Retours Films, Centrale Électrique

Cela se passe en Algérie, à Constantine, à Sétif, à Alger. Des femmes parlent. Des femmes élaborent une parole de réflexion et de questionnement sur elles-mêmes en tant que femmes aux prises avec leur société. Une société où une opinion, largement répandue, prône le voilement des femmes ; où les femmes ne sont pas impunément des femmes.
-Cas de figure : cette jeune femme a décidé de porter le voile, foulard et long vêtement ample. D'un point de vue concret, cela lui permet de se déplacer dans la ville, librement, sans entraves. Si les premiers temps, elle est plutôt bien vue, dehors, dans le bus où on lui cède volontiers la place, elle est vite rattrapée par le réel. Elle aura beau se voiler et se voiler encore, elle n'échappe pas au regard, à l'agressivité masculine. Elle est encore trop visible. Que faire ? Par rapport à ce corps qui est tout sauf anodin, à cette féminité problématique, j'allais dire névralgique tant elle pose problème... Cette jeune femme vit au quotidien, dans son être même, une oscillation permanente. C'est un tourment et une merveille d'être femme. Comment vivre, entre deux tensions constantes ? Il semble donc que le choix de porter le voile – en même temps qu'il est une réponse, un acquiescement, à une puissante injonction sociale – exprime une tentative d'échapper au regard extérieur, à l'agressivité masculine sous toutes ses formes, paroles et gestes. Attitude qui pourrait se résumer en ces termes : se voiler pour avoir la paix et circuler dans la rue, dans les jours, dans la vie, sans être entravée par l’œil d'autrui, qui jauge, juge, condamne et agresse. Or, le port du voile ne lui apporte ni tranquillité ni apaisement. Il ne lui est pas une solution satisfaisante et épanouissante.
-Cas de figure : cette jeune femme a porté le voile pendant plusieurs années de suite, pendant qu'elle poursuivait ses études de médecine. Progressivement, le désir de l'enlever a fait son chemin en elle. Ce désir s'est accompagné de la prise de conscience de son visage. Un visage dont elle s'est peu à peu occupé : discrète épilation des sourcils, à peine du rouge sur les lèvres. Puis, elle a franchi le pas, avec conviction et appréhension, le cœur battant. Dévoilée, elle a dû affronter l'incompréhension, le jugement, le rejet, le rappel à l'ordre, les leçons des uns et des autres : collègues d'université, voisins, et autres meilleures amies. De même, sa famille, sa mère, son jeune frère n'ont pas été épargnés par la vague de condamnations et de remontrances. Il faut arriver à imaginer le poids, la constance de cette pression pour mesurer le courage, la ténacité et la force de caractère de cette jeune femme.
-Cas de figure : cette jeune femme, en quête d'elle-même, voudrait enlever le voile mais n'ose pas encore franchir le pas, qui s'interroge, qui interroge. Devant un grand miroir, elle dit détester son corps, ce corps qui l'emprisonne, objet de souffrances et qui ne passe pas inaperçu, même voilé !
-Cas de figure : cette ardente jeune femme, sans voile, s'assumant pleinement en tant que telle, aborde une problématique sensible : la relation fille/père. Elle a dû prendre soin de son père malade, en procédant également à sa toilette intime. « Heureusement que dans sa maladie, il a un peu perdu la tête. La question de la pudeur a pu ainsi être dépassée », explique-t-elle en substance. Malgré cette proximité physique, cette relation si forte avec son père, le rituel de sa toilette mortuaire lui sera refusé. Elle sera privée, selon ses propres termes, du geste de l'enterrer. Coutume immémoriale qu'elle récuse. Pourquoi seuls les hommes auraient-ils le droit d'enterrer ?
-Cas de figure : cette femme est l'ainée du film. Celle-ci n'a jamais porté de voile, n'a aucunement, à nul moment, songé à le faire. Il ne lui aurait rien apporté de plus. Une vie de lutte, une vie à s'appliquer à être parfaite, en tant que fille de son père, de ses parents, en tant qu'élève et étudiante de médecine, en tant qu'épouse, mère de famille et médecin... une vie de combat et de labeur, avec au cœur, un sentiment profond de liberté. Par ce qu'elle est en parfaite adéquation avec elle-même, ses valeurs propres et universelles
Au-delà de l'émotion qu'elles peuvent provoquer chez les spectatrices et spectateurs attentifs - il ne suffit pas de constater qu'elles sont poignantes - leurs propos mènent à des questions qui continuent de concerner les femmes. Qu'est-ce qu'être femme, par rapport à soi et aux autres? Qu'est-ce qu'un corps de femme? Qu'est-ce que la féminité? Par qui, par quoi sont-ils déterminés? Comment sont-ils perçus? Par exemple, sous d'autres cieux plus ouverts, dans de hautes sphères, sphères de la politique et du pouvoir, la présence des femmes, leur corps, leur féminité, leur façon de se vêtir (Ô la robe de Cécile Duflot), semble être un problème pour un certain nombre de leurs collègues masculins, pour ne dire que cela. Pourquoi? [Lire, entre autres, l'ouvrage de l'universitaire et politique Sandrine Rousseau Manuel de survie à destination des Femmes en Politique, Edition Les Petits Matins, 2015 et un entretien de la même, très intéressant, à mon sens.]
Ce film est une étape. Une étape de discussion et de réflexion, à ajouter au débat. Il pose aussi, en filigrane, des problématiques fines. Il fait saisir que l'opinion qui veut que les femmes se voilent n'a que faire de leurs motivations spirituelles. Ce qui importe à cette opinion, c'est que les femmes se voilent le plus possible, encore et encore, jusqu'à l'invisibilité dans la sphère publique. D'autre part, il rappelle, à qui voudrait l'oublier - c'est peut-être plus rapide de figer les personnes dans des "clichés" - que des femmes ont ce mouvement : elles enlèvent leur voile. Il y a celles qui portent le voile, celles qui songent à l'enlever, celles qui l'enlèvent, celles qui ne l'ont jamais porté... Réalités multiples, diverses, mouvantes...
H'na Barra/Nous, dehors : la caméra s'arrête sur des visages de femmes intelligentes, passionnantes. Des femmes, riches de leur intériorité et de leur questionnement, exposent ce qu'elles vivent, ce qu'elles ressentent, ce qu'elles pensent dans une société particulière où il n'est pas aisé d'être une femme. C'est certainement un combat quotidien. Dans leurs discours, aucune facilité, aucune formule creuse. Elles sont dans la densité. Cela change des discussions banales, sans épaisseur... Introduire la complexité, la gravité dans la prise de parole est salutaire et vivifiant. D'autant plus que cette parole est directement celle de femmes, leur parole intérieure. En cela, ce film est beau et fort.

Algérie, 2012

1 commentaire:

  1. J'ai vu ce documentaire et j'ai apprécié la démarche intellectuelle ( car elles en ont toutes une) intelligente, faire de questions fines et ( je crois) pertinentes sur la société algérienne. A voir.

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